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[CULTURE] L’auto-censure de la musique nippone sur le marché international

by Celia Cheurfa

                L’industrie musicale japonaise ne cesse d’étonner par ses stratégies et son fonctionnement. Les spécialistes de l’industrie du disque évaluent les mutations du milieu mais n’ont pas fini d’être intrigués par le géant nippon. Concurrent direct du leader américain, le Japon se hisse à la seconde place du classement des plus gros marchés musicaux, devant le Brésil, le Canada, la France ou encore son voisin sud-coréen en 2018.

Il est de loin le plus gros consommateur de support physique -de CD- au monde avec près de 60% de son marché et ses politiques en matière de soutien des plateformes de distribution de musique en font l’un des pays les plus sûrs en terme de protection des droits d’auteurs. Jusque-là, pas de problème majeur à l’horizon, nous direz-vous ?

Pourtant, ce sont justement ses particularités qui en font aussi une industrie à contradictions. De toute évidence, le Japon ne parvient pas à suivre le mouvement du marché international, et peine à sortir de ses carcans et à se libéraliser pour enfin devenir une industrie musicale concurrentielle sur la scène internationale, et non plus simplement sur la scène régionale.

Pour comprendre comment l’industrie musicale japonaise a été amenée à presque s’auto-censurer et à naviguer à contre-courant, peut-être faudrait-il commencer par en comprendre son fonctionnement ?

Les caractéristiques de l’industrie phonographique nippone

Rappelons d’abord que l’industrie musicale japonaise possède un mode de fonctionnement assez particulier. En plus d’être un milieu fermé qui trouve son intérêt surtout dans le marché local, l’industrie phonographique fonctionne selon des politiques pas toujours comprises par le marché musical international, qui voit d’ailleurs limitée la diffusion de sa musique.

A la fois authentique, l’industrie musicale japonaise se fait aussi conservatrice.

Authentique pourquoi ? D’abord, parce que c’est l’un des rares marchés à ne tourner quasiment qu’autour du CD, se verrouillant d’ailleurs autour de lui. Le disque, sous toutes ses formes –DVD, EP, albums avec éditions limitées ou normales, singles, best-of – constitue près de 60% du capital des ventes. Plus qu’un attrait pour le CD physique, c’est un véritable culte qui lui est rendu. Authentique aussi, parce que les particularités locales sont exceptionnelles : une langue assumée, des stratégies commerciales bien à elle –les sonneries de téléphone, les clips diffusés sur grands écrans, la publicité dans la rue et la promotion intensive des artistes-, une obsession pour certains genres musicaux –idol, visual kei, indé- et donc une authenticité qui garantit le succès de la musique japonaise au Japon, mais pas que, puisque le marché en Asie orientale est flamboyant.

Le Japon possède aussi de gros lobbys de la musique, tels que les multinationales SONY Japan (indépendante de SONY BMG en raison de son importance au Japon) ou King Records.

En plus d’être leurs propres distributeurs, les labels musicaux (pour certains, agences de divertissements) légitiment un artiste par des certifications. Voilà pourquoi le système de chartes –Oricon par exemple- prédomine là-bas et que le CD doit être soumis à des évaluations régulières. C’est grâce à certains instruments comme la RIAJ (ndlr : l’association de défense de l’intérêt du disque) qu’on peut non seulement attribuer des certifications -or,platine- aux albums, mais aussi les protéger par une réglementation rigoureuse qui garantit la protection des droits d’auteurs.

En effet, il faut comprendre que l’industrie musicale japonaise est régie par des sociétés de protection des droits d’auteurs extrêmement pointilleuses telles que la JASRAC, la société de protection du droit d’auteur et de composition. Ce sont ces politiques qui font du marché japonais un marché protégé, mais aussi un marché conservateur, qui peine à s’exporter à l’étranger. Plus que verrouillé, le marché peine à trouver sa place sur la scène internationale, et en vient à s’handicaper lui-même alors que toutes les conditions sont favorables à son expansion.

La reconnaissance de l’artiste et de son travail est donc mieux encadrée au Japon, mais c’est la peur d’un marché mal réglementé qui pousse le Japon à camper sur ses positions.

Comment expliquer l’auto-censure du marché musical japonais ?

La “censure” n’est à proprement parlé pas le terme le plus juste pour désigner ce phénomène observable au Japon, car il n’y a pas de censure imposée directement. Il faut voir cette censure comme des actions ou des conditions qui contraignent l’importation de la musique japonaise.

Il faut aussi comprendre qu’elle vient des deux côtés.

En fait, le Japon étonne par sa situation paradoxale. Il est ultra-performant sur le marché international en terme de chiffre d’affaire et cela s’explique par une obsession quotidienne des japonais pour la musique, par une prédominance du disque physique même si il ne parvient pas à s’exporter à l’international et en vient à freiner le bon fonctionnement de la machine mondiale.

En réalité, il a du mal à appréhender ce qu’on appelle “les marchés à haut potentiel”, c’est-à-dire là où il peut investir et diffuser sa musique. Or, même si certaines tendances tels que les idoles ne sont pas bien comprises à l’étranger, il a le potentiel d’être un très bon exportateur. La mauvaise idée, c’est de penser que pour intégrer un marché, il faut complètement s’y assimiler, par exemple parler anglais pour s’imposer sur le marché américain. En réalité, nul besoin de ça. Si les japonais ne parviennent pas à s’y imposer, ce n’est non pas à cause de leur authenticité, puisque celle-ci plaît -il suffit de voir le poids de la culture populaire, des mangas..-, c’est parce qu’ils n’en comprennent pas le fonctionnement.

Dans le schéma de la commercialisation d’un artiste, plusieurs choses sont à prendre en compte : la distribution globale, les partenaires, la multi-plateforme. De nos jours, il est quasi impossible pour une industrie de survivre sans l’adoption de la stratégie de la multi-plateforme (CD physique, streaming, téléchargement, disque digital).

Pour parvenir à avoir une bonne activité, il faut aussi “investir et être agressif” selon Jeremy Marsh de la Warner Music. Or, le Japon se contente souvent de sa position de passivité, et se satisfait finalement de laisser la machine tourner. En réalité, il peine à maîtriser la montée des plateformes de téléchargements et de streaming. Rappelons que le premier accord de la Sony Japan avec Apple Music ne remonte qu’à 2012, alors que le géant s’était déjà imposé sur le marché mondial. Deezer, Google, Rhapsody ou encore Spotify ne parviennent donc pas à trouver leur place au Japon étant donné que les dirigeants japonais ont peur de ne plus maîtriser les flux d’informations et de voir leurs politiques de droits d’auteurs être contournées.

Sur le marché international, les téléchargements et contenus immatériels sont préférés. David Erlandsson, chercheur sur les datas, prouve l’importance de la diffusion des vidéos de courte durée. Or, si à l’échelle locale, il est plutôt facile d’avoir à disposition ces vidéos, à l’échelle internationale, à moins que le distributeur n’en décide autrement, il est extrêmement compliqué pour un fan d’avoir accès à des clips vidéos sur des plateformes telles que Youtube, Dailymotion

Les failles du système japonais tiennent alors de cette obsession pour la protection du droit d’auteur et pour le support physique. Bien sûr, on observe à la hausse le taux de téléchargements légaux et le streaming, mais c’est l’information formelle qui reste de mise.

En fait, l’industrie musicale japonaise, qui s’inscrit pourtant dans ces nombreuses entreprises créatives se satisfait de ses activités à l’échelle nationale, uni-plateforme. Elle subit ses propres avantages –une promotion monstre des artistes, des fanbases et communautés majoritairement basées au japon, des grosses agences qui limitent la diffusion de leur contenu telles que la Johnny’s Entertainment et est victime de son fonctionnement.

De toute évidence, la population occidentale ne dispose d’un contenu que très restreint et préfère parfois se tourner vers le voisin coréen, un concurrent aux logiques plus internationales, plus ouvert, plus facile d’accès.

Sources : libération, pourquoi le japon plombe l’industrie mondiale de la musique – nippon.com, l’industrie musicale japonaise face à ses contradictions – journaldujapon, marché musical japonais en 2016 – Recording Industry Association of Japan – ifpi.org, state of the industry – Xavier Greffe, la gestion des entreprises créatives

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