Home CultureConventions [FILM] Découvrez notre critique de “Yurigokoro”, le drame bouleversant signé Naoto Kumazawa, présenté lors de la 13ème édition du festival Kinotayo

[FILM] Découvrez notre critique de “Yurigokoro”, le drame bouleversant signé Naoto Kumazawa, présenté lors de la 13ème édition du festival Kinotayo

by Celia Cheurfa

L’année dernière, l’équipe s’était hâtée d’assister aux séances du festival de cinéma indépendant japonais, Kinotayo, à l’occasion de sa 13ème édition. Pris de court par le temps, nous n’avons pu vous livrer qu’une critique du film d’ouverture, “Ne Coupez Pas”. Un mois avant les prémices de la 14ème édition, nous avons tout de même décidé de vous proposer l’interprétation du film qui nous a le plus martelé, et parmi tous les beaux discours présentés, c’est sans aucun doute “Yurigokoro” qui a tiré son épingle du jeu en nous saisissant de plein fouet !

Pêle-mêle prodigieux des sujets les plus sensibles de la société japonaise, des tabous les plus sombres et des problématiques les plus irrésolues objets de fascination des psychothérapeutes et autres moralistes, “Yurigokoro” est sans aucun doute l’oeuvre de gloire d’un Naoto Kumazawa habile et distingué, qui assomme le spectateur de son hypersensibilité et de son intelligence à relire l’ouvrage sensationnel de Mahokaru Numata, à l’origine donc de ce drame bouleversant, qui s’est imposé comme la pépite d’or du festival Kinotayo l’an dernier.

Ce drame lyrique et essentiel dévergonde les codes du rapport à la famille en posant les questions de “la psychose meurtrière est-elle héréditaire ?” et “le monstre peut-il se repentir, a t’il le droit au pardon ?”, des problèmes sans réponses qui poussent toutefois à se délecter de l’éventail d’hypothèses du film. Fanatiques de la J-horror, vous risquez d’être déçus face à ses contours polis -même si pas si lisses que ça en vu des scènes de mutilation et des scènes sexuelles- et on vous recommande d’essayer d’y trouver votre compte dans les folies de nature différente disséquées chez nos trois personnages.

Étonnant, choquant, bouleversant, le vocabulaire nous manque pour décrire la densité de cette prose cinématographique, pilotée par trois protagonistes colossaux, avec au centre de la pièce un rôle féminin japonais phénoménal, celui de Yuriko Yoshitaka, qui interprète Misako, jeune femme dérangée et dérangeante, aussi effrayante qu’attachante, à mesure qu’on suit son évolution à travers deux sphères temporelles imbriquées l’une dans l’autre avec brio. Jusque là, impossible de nous suivre si vous n’avez pas vu le film. Pourtant, la trame est d’une simplicité sans nom, et tous les plus grands s’accorderont à la profession de foi d’un Léonard de Vinci, “la simplicité est la sophistication suprême” :

Ryosuke (Tori Matsuzaka), jeune homme épanoui, vient tout juste d’ouvrir un business qui s’annonce pour le moins florissant. Petite vie pépère, pas l’ombre d’une poussière à l’horizon. Mais alors que son père lui annonce être atteint d’un cancer en phase terminale et nécessiter une hospitalisation d’urgence, sa fiancée disparaît subitement sans aucune raison, l’abandonnant à l’aube de sa descente aux enfers. En fouillant dans les affaires de son paternel, il saisit un journal plus qu’intriguant, à l’apparence de mémoires intimes, la première page amorce la psychose à coups de “J’ôte la vie sans aucun remords”.

Étrange, cette phrase fait écho aux tremblements qui s’emparent de Ryosuke, non pas des spasmes de peur, mais bien d’inquiétude face à ce sentiment trop amical à son égard qui s’éveille. Encore ici, une question que les psychiatres se délectent d’étudier chez leurs patients : peut-on être conscient de sa psychopathie ? Et auquel cas, s’avère t’elle plus dangereuse encore ?

Entre fable et autobiographie, le journal devient le lieu d’un pacte intime passé entre la femme derrière le manuscrit et Ryosuke, lui seul au courant de la véritable nature de Misako, loin de lui être étrangère. L’aventure de ces deux vies en parallèle est passionnante : d’un côté, on suit la route d’une meurtrière en lambeaux, depuis sa plus tendre enfance, ou comment l’expérience de pulsions meurtrières donne naissance à une véritable forme du crime, leadée par le plaisir sensible, alors que d’un autre côté, c’est le gouffre identitaire de Ryosuke qu’on s’évertue à combler dans une poésie renversante et déchirante. Cette temporalité saccadée, cet espace double où les deux personnages se rencontrent sur l’entre-deux de la pulsion meurtrière malsaine, est accomplie à la perfection par le rôle féminin puissant et charismatique, qui s’impose comme un contre-pied à une société japonaise  réaliste des années ’70’80, que le photographe Greg Girard décrit comme “la décadence d’après-guerre combinée à une modernité en transition”, une enveloppe patriarcale où la femme est la mère, la femme au foyer. La question du mariage est d’ailleurs centrale lorsque malgré tout, l’instinct primaire de la jeune femme qu’est Misako, qui doit survivre dans cette société, prend le dessus sur sa criminalité sans limites : est-elle légitime au mariage ? Cet élément de réponse à la question qui plane au dessus du film : “a t’elle une part d’humanité ?” ouvre donc une brèche sur l’humanité du monstre, sur la part du bien et du mal en soi.

De jeune fille qui expérimente un premier crime, en laissant se noyer une amie, à femme prostituée qui tue son bourreau d’un soir, Misako expérimente la pulsion criminelle et le plaisir à voir souffrir autrui sous différentes formes. Et si elle est la serial killer, une part d’elle reste à distance des meurtres commis : une jeune femme déjà souffrante qu’elle aura poussée au suicide, une noyade qu’on fera passer pour un accident, une bouche d’égout qui tombera de manière presque trop évidente, trop tentante, les victimes sont toutes animées par une fragilité pour laquelle elle ressentira du dégoût et un désir ardent, une fragilité qui lui parait trop lointaine pour qu’elle ne finisse pas par regarder les autres comme des vermines.

Se prostituer, finir parmi les pochtrons, les oubliés, les rejetés, la déviance où se mêlent yakuza et proxénètes est donc inévitable. Misako trouve dans la prostitution un côté masochiste qu’elle examinera de très près. Certains se donneront la peine de rapprocher ça d’un besoin d’éveiller un côté humain en elle en se faisant souffrir, d’autres au contraire d’explorer les limbes de la noirceur pour en maîtriser les codes. Quoiqu’il en soit, le réalisateur est adepte des nuances !  “Yurigokoro” est certes un cinéma du meurtre, mais un cinéma du meurtre beau, esthétique, mis en scène, où rien ne dépasse, où le rouge du sang est celui de la sensualité, où le geste qui pousse à l’assassinat est d’une élégance trop féminine, où le spectateur est poussé à ressentir une hâte brûlante à l’idée de voir Misako réaliser son prochain crime, jusqu’à s’offusquer lui-même.

On dit oui à la catharsis, mais non aux stéréotypes ! “Yurigokoro” trouve son titre dans la déformation volontaire du réalisateur de l’expression “kokoro no yori go koro”, une essence indéfectible à l’être, à laquelle il est impossible d’échapper, un destin plus que destin, qui se manifeste dans le long-métrage sous la forme d’une hérédité pervertie par une pulsion psychopathe. Le réalisateur se joue de cette question que les chercheurs ont mis tant d’années à résoudre, “la psychopathie est-elle héréditaire?”. Qu’il soit positif ou non, le résultat est cinglant, quand on voit Ryosuke prendre conscience que lui-même est animé par ces pulsions.

Ah oui, parce qu’on ne vous l’a pas dit ! Attention, spoiler, Ryosuke découvre que Misako est en réalité sa mère… de quoi abîmer davantage l’idée qu’il se faisait d’une vie paisible.

Quoiqu’il en soit, c’est dans une métaphore presque essentielle que Misako exprime un traumatisme jamais soutenu verbalement. Plongée dans un silence quasi quotidien, la jeune femme, à deux doigts de mettre fin à ses jours, croise Yosuke (Kennichi Yotsuya), le tournant de ses maux. Salvatrice, ou au contraire destructrice, sa relation avec l’homme torturé est belle, limpide : Misako apprend à être aimée, découvre ce que veut dire faire l’amour dans une scène à la fois magnifique et perturbante, fonde une famille en donnant naissance au petit Ryosuke, le tout dans un chaos interne avec son deuxième être, la facette criminelle de sa personnalité, celle qu’elle tente à tout prix d’étouffer, noyée sous le joug d’une vie reconstruite et apaisée de toute irascibilité…

Parallèlement, l’état du père de Ryosuke -à savoir le vieux Yosuke- empire, et le noiraud est de plus en plus soumis à des pulsions grandissantes à mesure qu’il observe le paysage lancinant et rongeur d’une ancienne -l’est-elle vraiment- criminelle. Ryosuke se croît détraqué, et se bat avec cette acrimonie qu’il tente d’avorter, de refouler, mais qui n’en n’est que plus déchaînée. La passion tourne à l’obsession, et les pages du journal défilent à une vitesse sempiternelle pour l’orphelin d’une identité.

Rongés, les personnages le sont jusqu’à l’os. Yosuke pleure la mort d’un enfant qu’il n’a pu sauvé dans sa jeunesse sous la forme de cauchemars, alors que Misako se redore d’une certaine manière le blason et se repentit en aidant Yosuke à combattre cette névrose. Mais le peut-il réellement, alors que la source de ses malheurs est aussi la source de son bonheur ? Inévitablement, le spectateur s’éprend d’affection pour la jeune femme, bien décidée à vivre de nouveau. Mal et Bien, Laid et Beau ne cessent de s’affronter dans un combat lyrique pistonné par une musicalité délicate, cinglante, par des couleurs fades, vives, chaudes et froides. Froides, en particulier dans la scène la plus bouleversante du film, -toutes proportions gardées-, où Yosuke demande à Misako de se jeter d’un pont, les mains liées à un poids, de mettre fin à sa vie et emporter avec elle ses années de souffrance. On vous laisse découvrir l’issue d’une scène où les deux acteurs font preuve d’une passion transcendantale -même si on vous en a déjà trop dit-, une scène qui est pour nous l’acmé de la pièce. Sera t’elle elle-même son dernier meurtre ? La complexité du nœud psychologique et de la trame dramatique trouve sans conteste son émotion la plus essentielle dans ces 5 minutes, à couper le souffle.

En bref, “Yurigokoro” rappelle l’attirail des plus grands, où technicité et sensibilité se mêlent pour essayer de dépeindre des sentiments essentiels et paradoxaux : l’amour, le pardon, la haine -haine de soi et haine des autres- et alors que les question demeurent sans réponses, Ryosuke prend quant à lui conscience que le fils d’un monstre n’est pas nécessairement un monstre lui-même. Mélancolique, fantasmatique et bien plus encore, “Yurigokoro” est un enchevêtrement et un miroir terriblement délicieux des racines à déterrer de la complexité existentielle de l’être vivant.

On file de ce pas lire le bouquin !

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